36 ans après la mort de Sankara, l’idéal du Président assassiné reste très vivant au Burkina Faso. Le mémorial dédié à Thomas Sankara est un véritable lieu de pèlerinage qui accueille des centaines de visiteurs par jour. Reportage d’Antoine Kaburahe à Ouagadougou.
Sa photo était accrochée dans plusieurs chambres à l’université. Dans la mienne, c’était une belle photo où il jouait à la guitare. Pour la jeunesse africaine, Thomas Sankara incarnait un courant nouveau, la fraîcheur, la simplicité, voire une certaine candeur. Il avait séduit le continent.
« Que reste-t-il de Sankara » ? En posant la question à Abdoulaye le taximan qui m’emmène au « Mémorial Sankara », je ne sais pas que je viens d’enclencher le bouton « play » d’une histoire où mythe et réalité s’entremêlent. La réponse arrive comme la rafale qui a emporté le jeune Président le 15 octobre 1987 à 16 h 30. Apparemment, les quatre années que le jeune capitaine est resté au pouvoir sont considérées comme l’âge d’or du pays. « Il nous a donné la dignité, il nous a appris à compter sur nous-mêmes et à ne pas dépendre des étrangers ». En remontant dans l’histoire de son pays, emporté par son évocation panégyrique, Abdoulaye accélère. « Avec lui, le taux de scolarisation est passé de 7 % à 30 % », me dit-il avec conviction, comme s’il avait les statistiques sous ses yeux. Pourtant, l’homme me semble tout de même relativement jeune.
— « Vous aviez quel âge à l’époque de Sankara ? »
— Cinq ans. »
Mais qu’importe. Et c’est cela la force et la beauté des mythes, le narrateur continue comme s’il avait été un témoin oculaire de cette épopée : « Il nous disait par exemple que le pays avait du coton et qu’il n’était pas normal d’importer des habits alors que nous pouvons fabriquer nos propres vêtements ». Sur le coup, Abdoulaye a raison, Sankara a développé le tissu national et lancé la mode du faso dan fani, « le pagne tissé de la patrie » en langue dioula. Grâce à Sankara, le tissu traditionnel en coton va se porter avec fierté, ce qui va booster la culture du coton et l’économie locale.
« Sankara a dit qu’aucun fil ne devait plus être importé, même les uniformes des militaires et les galons devaient être fabriqués avec le tissu national », raconte avec passion le taximan qui appuie de plus belle sur l’accélérateur. Je me demande si je vais arriver entier au mémorial. Une femme charnue sur une moto nous dépasse allègrement par la droite alors que l’on tourne. Elle manque de se faire écraser. Mais aucun coup de klaxon ou juron, ici la politesse reste reine, même quand on vous coupe la priorité. Abdoulaye accélère de nouveau en m’expliquant combien le président était un homme simple, proche du petit peuple. Je me hasarde à le couper et demande : « Est-ce qu’un nouveau Sankara est possible ? »
La réponse d’Abdoulaye claque comme une détonation : « Non ! ».
Une réponse sèche, sans appel. Choqué, il lève le pied et décélère, triste. « Ceux qui l’ont tué n’ont pas fait mieux ». Pensif, il m’emmène au mémorial sans plus parler.
Ce sentiment d’un espoir « décapité » est vécu par de nombreux Burkinabés. Un homme a été incapable de témoigner, coincé par l’émotion, j’ai vu des larmes couler à la simple évocation du souvenir de Thomas Sankara. Le journaliste Zougmoré Noufou, un routier de la presse burkinabé explique : « Les années Sankara à l’échelle du temps, ce n’est pas long, c’est juste quatre ans. Mais cette période représente dans la mémoire collective l’âge d’or d’un certain nombre de valeurs notamment l’intégrité, le goût du travail, une belle moralité politique. »
Son camarade Blaise Compaoré a pris les rênes du pouvoir pendant 27 ans, avec d’autres valeurs. Aujourd’hui, ce sont les quatre petites années de Sankara qui ont marqué le pays. Pour le journaliste, « un pays, c’est une vision, une direction. Si vous avez un bon dirigeant, même en une année, vous pouvez changer les choses, marquer l’histoire. La majorité de la population s’est retrouvée dans les 4 ans de Sankara que dans les 27 ans de son successeur. »
Sankara est une légende, un homme paré de toutes les vertus, même les erreurs politiques qu’il a commises ont été effacées. Le peuple lui a tout pardonné. Le journaliste Zougmoré rappelle les licenciements massifs qui ont marqué les premiers moment de la révolution. « Avec le temps, les gens ont compris que ces erreurs n’étaient pas imputables à la méchanceté, mais plutôt à l’envie de faire vite, une certaine précipitation, d’ailleurs Sankara lui-même a reconnu ses fautes et demandé pardon. » Et tout le monde s’accorde sur un fait : l’intégrité de l’homme, sa simplicité aussi.
Sankara, un ascète
Du haut de ses 80 ans, Ismaël Diallo, un ancien député et diplomate aujourd’hui à la retraite a bien connu cette période et faisait partie des révolutionnaires. Proche de Blaise Compaoré et de Thomas Sankara à l’époque, il confirme le désintérêt total de Thomas Sankara pour les honneurs et les biens matériels : « C’était un idéaliste, un ascète quasiment, il mangeait peu, lisait beaucoup. Il était pauvre et il s’en fichait. Quand il est arrivé, il a dit aux ministres c’est fini les Mercedes. Tous vont rouler désormais en Renault 5. Plus question de climatisation, il fallait faire des économies. »
Issu d’une famille modeste, son papa était un simple vétéran et sa maman vendait des épices au marché, il n’avait aucun goût pour le luxe. Son frère Valentin Sankara est un Burkinabé ordinaire qui survit comme simple couturier. « Thomas n’avait pas fait la révolution pour sa famille. Rien n’a changé pour nous quand il est devenu Président. Rien. » Et les Sankara s’en accommodent. Valentin Sankara a plutôt une autre préoccupation : rester fidèle à l’idéal du frère assassiné. « C’est une lourde responsabilité, il nous faut rester digne de son idéal, vivre en toute intégrité. »
« Est-ce qu’un autre Sankara est possible ? » Abdoulaye le taximan, semble avoir été blessé par ma question iconoclaste. Silencieux, il me dépose au mémorial.
A l’entrée, un kiosque propose une dizaine de livres sur Sankara et quelques tee-shirts, des bracelets, et même une boisson sucrée à l’effigie du Président assassiné.
Une statue immense se détache dans une cour clôturée. « 5 mètres de haut et 7 tonnes de bronze ». Des portraits en bronze des 12 compagnons de Thomas assassinés avec le Président ornent le monument. C’est l’œuvre de Bambara, un artiste Burkinabé, explique Roger Bayi, le secrétaire du mémorial, intarissable sur le sujet, fier de nous montrer la maquette du mémorial quand il sera complètement terminé. Le mémorial reçoit une centaine de visiteurs par jour.
Derrière l’imposante statue, au fond de la cour, les bâtiments du Conseil de l’Entente, là où Thomas Sankara a été assassiné. Les lieux sont restés en l’état, à l’abandon, quelques fleurs ont été déposées à l’entrée. 36 ans après, l’endroit dégage toujours une atmosphère lugubre.
« Les assassins ont d’abord tiré sur ses gardes, quand il a entendu les coups de feu, Thomas Sankara est sorti les mains en l’air. Il a été accueilli par une rafale tirée à bout portant, il est tombé ici, il avait 38 ans», explique le secrétaire du mémorial.
(A suivre)